Editorial de Léo Marillier, direction artistique
« Portée de la musique », c’est le thème de la série d’événements du Festival Inventio en 2023. Thème qui s’est imposé au vu des épreuves sociétales, politiques, sanitaires que nous traversons tous depuis 2020. La musique agit comme un sphinx: elle nous interroge et ses actions se dressent devant nous - belle image que l’on doit à Kundera. La musique dispose en effet d’un pouvoir particulier, celui de pouvoir représenter l’obscur, l’opprimé, l’inexprimable. La musique conjugue ainsi mieux que tout autre art un paradoxe : celui de se plier et de se révolter en même temps contre les formes, les codes de son époque. La musique a le pouvoir de dialoguer avec le sens de nos vies.
Portée musicale, qui par le biais du compositeur et de l’œuvre, fait danser l’idée, la pensée fugitive, l’inspiration, au moyen de ces cinq lignes dans lesquelles l’oreille de l’auditeur se poste. C’est aussi cette poussée, cette résistance du son et de l’œuvre face au temps, qui fait que les compositeurs de la Renaissance autant que Schubert puis au 20ème siècle Schönberg et B.A. Zimmermann, parlent aujourd’hui peut-être encore plus fort qu’en leur propre époque.
Cet espoir, cette traversée d’époques, ce pari que font le savoir et l’émotion sur le quotidien, sont incarnés par la figure mythique de Faust, qui signe de sa vie pour obtenir une vie au-delà de la sienne propre. Et les signes sur la portée sonnent comme un pacte secret entre humains, ou d’une époque à l’autre se tend l’oreille et son sens à la recherche du bien et du mal. Existe aussi la portée comme un geste artistique de révolte contre l’autorité, avec Prokofiev, la figure politique de Staline, représentée, reconstruite, placée dans un contexte émotionnel. De même, Ligeti se place dans la contestation dans son hommage aux oppressés politiques à travers notamment de « L’automne à Varsovie, » étude pour piano qui se veut hommage aux soulèvements des années 1980.
La portée de la musique comme geste vis-à-vis de l’autorité s’exerce aussi
dans le rapport maître-élève, ou s’exerce une résistance dans le rapport vis-à-vis du maître. Berg compose sous la tutelle de Schönberg (avec la sonate opus 1), formulant une remise en question
bien que positive de l’héritage individuel en faveur de l’autorité. De manière plus ambiguë, et plus révoltée, le trio à cordes en do mineur de Beethoven est écrit « contre » Haydn. Cet héritage
individuel, crucial pour un compositeur à ses débuts, Kodaly l’affronte, de même, aux prises avec son héritage collectif : la musique populaire d’Europe centrale, qu’il tente de fondre dans une
sonate romantique, exacerbée, devient alors furieusement individuelle.
Autre et ultime illustration de cette lutte vis-à-vis du poids de l’histoire, de l’héritage, et de la guerre, le trio de Schönberg, Oeuvre finale qui signe la fin d’une époque, tout en reprenant ses codes - de Beethoven et Schubert - et de manière extrêmement personnelle, exacerbée, hallucinée par la maladie, la guerre désormais finie en 1946, octroyant exil et distance du compositeur avec ces autorités.
La portée de la musique s’exprime ainsi vis-à-vis de ce que la musique veut faire dire, et ce sont quelques gestes révolutionnaires, quelques prises de consciences, qui permettent de changer le cours de la modernité – car toute musique a été pensée comme contemporaine, actuelle et plus ou moins ancrée dans son époque. Quand l’acte de créer s’inscrit dans une brisure de ce qui est construit, Brahms recompose son 3e quatuor avec piano en do mineur après l’avoir conçue en do dièse mineur. Bach dans un même geste de courage défait le violoncelle de son rôle de basse dans la 4e suite pour lui donner des courbes qui appellent un orgue, un clavier. Et ces gestes révolutionnaires, Stanley Kubrick en fait sa marque de fabrique : dans « Shining », film qui ouvrira le festival, d’une noirceur voilée et d’une brillance de conception et d’effet presque nauséabonde. Le jeu d’acteur y est poussé aux limites du vivable, et le choix des musiques (Bartók, Ligeti, Penderecki) s’aligne mystérieusement avec le rythme d’une certaine scène, dilate et oriente l’ambiance, allume la mèche de la folie.. Ainsi, c’est l’emportement qui crée les vagues sur lesquelles le temps musical avance, c’est un tremblement de terre dont les répliques doivent être ressenties aujourd’hui encore, c’est cela que la portée de la musique veut signifier.
Bons concerts et à très bientôt!"